Le cri d’un silence
Bernard Léger, dont le nom contraste avec la masse imposante de sa personne, bien calé dans sa vieille chaise en bois au siège jadis rembouré de mousse ; désormais impalpable d’avoir été tant écrasée ; éprouve toutes les peines du monde à avaler son potage. Il a pourtant bon appétit, d’ordinaire. Cependant, ce soir, il demeure tout saisi, tout figé, incapable d’avaler une cuillerée. Bernard est un homme de soixante ans. Comme d’habitude, il dîne avec sa femme, Jeanne, qui a son âge. Elle, mange tranquillement. Tout est parfaitement normal. Il ne se passe rien d’extraordinaire. Pourtant, Bernard est tout bouleversé. Un sentiment de malaise affreux vient lui comprimer la poitrine. Il manque d’air. Il n’est pas bien, pas bien du tout. Pour la première fois depuis quarante ans, il entend le silence.
C’est le silence… absolument rien d’autre que le silence, qui le met dans cet état. Et voilà qu’il se demande soudainement comment il a fait, pendant toutes ces années, pour rester sourd à quelque-chose d’aussi criant ? Il ne sait pas pourquoi cela lui prend d’un coup. Il est affolé. Il a la cruelle impression de s’être réveillé à son propre insu, oreilles aux aguets, grandes ouvertes, béantes sur rien. L’angoisse monte en lui peu à peu et il voudrait faire cesser tout cela en se mettant à hurler, mais voilà qu’une boule se forme dans sa gorge, l’empêchant d’avaler jusqu’à sa propre salive et d’ouvrir la bouche.
Jeanne ne se rend compte de rien. Il la regarde, comme spectateur d’une vie qui ne serait pas la sienne, comme face à une télé dont on aurait coupé le son. Elle mange sans rien dire, exactement comme d’habitude, pourtant. Mais à l’instant cela lui est insupportable. Pourquoi ne lui parle-t-elle pas ? Pourquoi semble-t-elle tellement insensible à sa présence ? Bernard est effaré par ses propres questions. Pourquoi quelque chose d’aussi habituel que l’indifférence de son épouse à son égard le choque-t-elle tant, précisément ce soir ? Il ne comprend pas, se figure qu’il a le délire. Il tente de se reprendre, de maîtriser son esprit en dérive. Il se dit, pour se rassurer, qu’il a le ventre vide et que la faim doit lui donner des vertiges. Il baisse les yeux sur son potage et, fâché par l’idée qu’il va refroidir bien vite, à ce rythme là, en avale goulument plusieurs cuillerées, pour se rattraper.
Il lui faut plusieurs minutes pour retrouver son calme, pour se dire qu’il est bien idiot de s’affoler comme ça, pour rien. Après quoi, il se met à s’interroger sur la provenance de son malaise. Il sait que cela a un rapport avec son couple. Il plonge dans ses souvenirs.
Jeanne et lui se sont connus quarante ans plus tôt, à l’occasion d’une fête donnée en l’honneur de l’anniversaire d’un ami de l’un des amis de Bernard. Il avait vingt ans à l’époque. Il aimait faire des femmes et la bringue avec ses copains. Il avait toujours été un bon vivant et, pendant longtemps, il s’était trouvé charmant. Et, effectivement, il charmait son entourage avec une grande facilité. Non pas qu’il fut d’une beauté ravageuse, quoiqu’il se trouvait très bien ; du moins avant de prendre du poids ; mais c’était en lui, c’était comme ça. Tout le monde l’aimait bien, et c’est vrai qu’il aimait bien tout le monde. Durant les fêtes, comme à l’occasion de cet anniversaire-là, il aimait rassembler les gens autour de lui. Il ne se le cachait d’ailleurs pas : il aimait que l’on l’admirât lorsqu’il se distinguait de telle ou telle manière, que l’on rît à chacune de ses blagues et que l’on souffre de ses mésaventures. Il avait constamment besoin d’attirer l’attention sur lui, et il l’attirait en effet.
Cependant, ce jour-là, Jeanne, qu’il n’avait encore jamais vue, était restée un peu en retrait. C’était une petite personne chétive et très réservée, qui pourtant ne semblait pas, à l’époque, indifférente à son charme. C’est alors qu’elle lui plut, comme un défi à relever. Elle se laissa séduire sans trop de peine et, pour une raison qu’il ne parvint jamais vraiment à saisir, ce fut elle qu’il épousa.
S’en suivit une vie de couple tout à fait tranquille. Peut-être un peu trop. Son ménage demeura sans enfants, sans qu’il sut jamais d’où venait le problème, si problème il y avait. La conquête de Jeanne faite, elle cessa rapidement de l’intéresser. Oh ! Il ne la maltraita pas, jamais ! Mais il la trompa. Beaucoup. A tout bout de champs, avec n’importe qui. Il n’avait pas voulu mal faire, ni faire de la peine à sa femme. Seulement, il avait besoin de plaire à quelqu’un, toujours, et Jeanne avait rapidement cessé de se montrer amoureuse. Elle ne s’était pas avérée aussi démonstrative qu’il l’aurait voulu. Elle ne le flattait guère, alors qu’il aimait ça. D’ailleurs elle ne lui parlait guère non plus, n’étant pas d’un naturel très communicatif. Bien sûr, ce n’était pas de sa faute. Bien sûr, elle l’aimait, à sa manière. Mais cela ne faisait rien. Cette façon d’aimer ne convenait pas à un homme comme Bernard, alors il s’en allait voir ailleurs. Avec ses maîtresses, son bonheur était sans cesse renouvelé. Et pour cause ! Dès qu’il sentait qu’il plaisait un peu moins à une, il allait s’en chercher une autre. Alors, forcément, elles furent nombreuses. Bernard n’était pas fait pour les relations durables. Il aimait que son bonheur fût entier et constant. Et, dans les relations humaines, c’est une chose impossible, à moins d’être sans cesse renouvelée. C’était cela que Bernard avait bien compris, et il s’en tenait donc à cette doctrine : le renouvellement. Bien sûr, il fallait de la veine – ou du savoir-faire – pour être heureux à chaque fois, à chaque rencontre, à chaque liaison. Mais Bernard sut en tirer son parti, ainsi il trouva toujours son bonheur de manière différente et pour un laps de temps plus ou moins long.
Jeanne, si elle se rendait compte de quelque chose, le cachait bien. Elle se montrait toujours sous le même jour, toujours égale à elle-même dans sa lassitude. Mais Bernard ne s’était jamais soucié de ce que cette lassitude grandissait au fil des ans. C’est ainsi qu’il n’éprouva pas de remords, au cours de son mariage et de ses aventures. D’ailleurs Jeanne et lui ne s’étaient jamais vraiment disputés. Peut-être les disputes n’existent-elles qu’entre gens qui s’aiment et, dans ce cas, Bernard et Jeanne ne se sont jamais vraiment aimés. Simplement, ils se sont habitués l’un à l’autre, à leurs présences respectives, sans même avoir besoin de se voir. Un peu comme deux chevaux amis paissent dans le même pré, la même herbe, sans faire mine de se remarquer l’un, l’autre, et sans pourtant jamais se rentrer dedans.
Bernard n’a donc jamais éprouvé de remords, il ne connait pas la culpabilité.
Et pourtant ce soir son potage lui reste en travers de la gorge. Jeanne mange toujours à la même allure, lentement, posément. Elle s’en fiche. A présent il la regarde avaler sa soupe avec beaucoup de pitié. Il se figure même qu’elle est malheureuse de la manger, cette foutue soupe. Il en a les larmes aux yeux. De la pitié. Voilà tout ce qu’il parvient à éprouver pour cette femme qui a passé quarante longues années avec lui, qui a partagé sa maison, sa table, son canapé et son lit sans jamais partir. Elle ne peut pas ne se douter de rien, tout de même ! Pourquoi donc est-elle restée malgré tout ? Voilà ce qu’il se demande. Il se demande également pour la première fois à quoi elle pense. Qu’est-ce qu’il y a, que peut-il bien y avoir dans cette vieille tête ? Il constate avec effroi combien elle a vieilli. Cela non plus, il ne l’avait pas remarqué. Elle est toute déséchée, brunie, ridée par le soleil et par les neiges. Elle laisse pousser ses cheveux gris et les attache en un chignon bas ; quelques cheveux rebelles frisent à la base des racines qui entourent son front. Ils ont perdu tout leur éclat, semblent ensevelis sous la poussière comme n’importe quel vieil objet qu’on a laissé trainé trop longtemps sans y toucher. Elle mange sans plaisir, cela se voit. D’ailleurs il est évident qu’elle accomplit chaque geste par habitude. Ce n’est même pas un réflexe de survie qui la pousse à se nourrir. C’est l’habitude. Bernard le sent bien. Alors, si elle est restée avec lui, ils se dit que c’est peut-être bien, aussi, par habitude.
A la regarder comme ça, il n’arrive même pas à se figurer qu’elle ait pu avoir un amant, le tromper en retour. D’ailleurs Jeanne n’est pas du genre à se venger. Toute méchanceté lui est étrangère. Cela, il en est sûr. Il estime la connaître assez pour le savoir. Mais tout de même, si cela lui était passé par la tête… Non. La question n’est pas, pour Bernard, de savoir si sa femme a un jour eu l’idée de le tromper ou non. La question est d’imaginer un autre homme la désirer… et il n’y parvient pas. Vraiment, il ne voit pas qui, dans son entourage, parmi ses voisins et même les autres, aurait pu avoir envie de sa femme. Ce n’est pas la méchanceté qui le pousse à penser de cette manière. Bernard n’est pas de ces hommes-là, qui méprisent leurs femmes une fois qu’elles sont un peu défraîchies. Non. Il est peut-être un traître, mais il n’est pas mauvais. Il ne pense pas être naïf non plus. Il se croit réaliste. Et la réalité est que, non, Jeanne n’a pu attirer personne. Comment le contraire aurait-il pu être possible ? Déjà avec lui, son mari, elle s’était montrée si prude ! Et même froide, bien souvent. En toute honnêteté, il n’est pas étonnant qu’il soit allé voir ailleurs. Mais elle, non, c’est impossible. Jeanne ne s’intéresse pas aux hommes. Elle ne s’intéresse même pas à lui, alors !
« Mais alors, pourquoi suis-je resté, moi aussi ? », se demande Bernard, se remettant en question. Même sans divorcer, car il était trop lâche pour cela (comme beaucoup d’hommes, Bernard pouvait tromper sa femme, mais pas lui demander le divorce), comme il lui aurait été facile de la quitter ! C’est bien simple, les occasions n’ont cessé de se présenter. Il n’avait que l’embarras du choix. Il aurait pu laisser Jeanne et s’installer avec une autre, autre part. Vivre avec une femme qui s’intéressait à lui, qui aurait fait de lui son centre d’intérêt. Et c’est seulement maintenant qu’il y songe. Comment une chose aussi évidente ne lui est-elle jamais venue à l’esprit auparavant ? Voilà qui est curieux. Bernard en oublie de saucer son assiette et reste en suspens. Pourquoi diable n’y a-t-il pas songé ? Pourquoi être resté pendant quarante ans avec une femme aussi frigide, indifférente et silencieuse que Jeanne ? Pourquoi ? Pourquoi en arriver là aujourd’hui, en arriver à ne la regarder qu’avec pitié ? Pourquoi cette femme qui ne savait ni l’aimer, ni lui parler, ni même constater simplement sa présence ? Pourquoi elle et pas une autre ?
Voilà que Bernard se sent à nouveau mal à l’aise. De nouveau, il a de la peine à respirer. En plus, il transpire. Son marcel, sous sa chemise, lui colle à la peau. C’est comme ça à chaque repas. Il s’en veut d’être devenu si gros. Etre assis à table est devenu bien pénible. Il se voit contraint de se pencher exagérément pour avaler une cuillerée sans s’en mettre partout, à cause de son gros ventre qui l’éloigne de la table. La graisse semble avoir pris possession de lui jusqu’à ses poumons. Même au repos, il respire comme en plein effort. Il en devient bruyant : son nez émet une sorte de sifflement à chaque inspiration, c’est agaçant. Oui, depuis quelques années, il se sent diminuer. Il n’est plus très fringant. La moindre activité physique le fatigue et le fait suer. Il éprouve des difficultés jusque dans le laçage de ses chaussures. D’ailleurs il n’est plus fait pour les longues marches. Il ne sort pour ainsi dire presque plus. C’est Jeanne qui va faire les courses : elle est restée chétive et surtout active jusqu’au bout. Elle lui rend bien service. Sans elle, il n’en mènerait pas large. Ce n’est pourtant pas une raison pour rester avec elle. Toutes ces choses sont d’ailleurs devenues tellement automatiques qu’il ne s’en apperçoit même pas. Pourtant, à bien y réfléchir, aujourd’hui, il ne voit pas une autre femme à la place de Jeanne pour remplir tous ces rôles auprès de lui. Il est même bien probable qu’aucune de ses maîtresses n’aurait eu envie de le servir de cette manière là. Il ne s’est jamais posé la question, pour cause : ce n’est pas à la vie domestique qu’une maîtresse sert, autrement, cela se saurait !
Et puis, honnêtement… l’idée d’une autre femme à la place de Jeanne, comme ça, tous les jours, cela le met mal à l’aise. Elle l’aurait vu diminuer. De Don Juan, elle l’aurait vu passer à tas de graisse ambulant. Aurait-elle accepté cette image de lui ? Peut-être que oui, peut-être que non, là n’est pas la question, encore une fois. La question est que lui, Bernard, ne l’aurait jamais accepté. L’on doit plaire à une maîtresse. Et lui, Bernard Léger, lui qui aimait tellement plaire… n’aurait pu supporter de déplaire un jour. D’une femme en extase devant lui, passer à une mégère qui lui aurait fait des réflexions désobligeantes sur son poids ? Qui l’aurait regardé de haut ? Lui aurait reproché d’être trop bruyant, trop lent, trop ceci, trop cela ? Car c’est cela qu’il voit, lorsqu’il imagine une autre femme à la place de Jeanne. Pourquoi ? Il n’en sait rien. Mais il est sûr qu’il n’aurait pu en être autrement. En fait, l’indifférence de Jeanne l’arrange bien. Jamais elle ne lui fait le moindre reproche. S’il se sent diminué, c’est pour lui-même, et non face à elle. Ç’aurait été une humiliation qu’il n’aurait pu supporter. Avec Jeanne, il se fiche bien de ne pas être au top. Elle n’a jamais rien exigé de lui. Elle se moquait même de lui plaire, qu’il la regarde ou pas, qu’il la désire ou pas, qu’il l’aime ou pas. Alors, forcément, elle ne lui a jamais rien demandé en retour. Puisqu’elle s’en fiche. En vérité, il est bien tranquille, avec Jeanne. Du moins pour ses vieux jours.
Et d’une manière générale ? N’avait-il vraiment jamais eu besoin d’elle pour être heureux ? Voilà la question qu’il se pose à présent, en prenant son yaourt. Car, certes, il a été heureux avec d’autres, mais avec elle, il n’a pas de souvenir flagrant d’un grand bonheur… ni même d’un bonheur tout court. Cela l’effraye. Ses grandes joies, ses joies tout court même, ce n’est jamais avec elle qu’il les a partagées – à part au tout début, bien sûr. C’est peut-être un peu normal, pour quelqu’un qui ne croit pas au bonheur de longue durée. Il a pour preuves ses expériences adultères. Cela n’a jamais duré plus de quelques mois. Il n’aurait jamais pu être heureux de manière quotidienne, avec aucune de ses maîtresses. Elles étaient toutes, comme lui, des créatures passionnées. Et la passion, c’est bien connu, finit toujours par faire mal. Il arrêtait tout avant que cela pût être le cas. Voilà pourquoi il n’avait jamais expérimenté une vraie vie de couple avec quelqu’un d’autre qu’avec Jeanne : cela aurait forcément mal fini. Quand il y pense, maintenant, l’idée d’une vie de couple avec une maîtresse ne lui parait pas naturel. Les aventures sont les aventures, mais le quotidien, c’est Jeanne. Pendant toutes ces années chaque chose est restée à sa place. Bernard trouve que c’est très bien ainsi, et il retrouve un peu le moral.
Il se redresse sur sa chaise, son repas terminé, et s’essuie la bouche avec sa serviette en regardant Jeanne donner son pot de yaourt à lécher au chien, comme à son habitude. Elle lui parle toujours gentiment, à cet animal. Elle semble bien l’aimer. En fait, elle n’agit pas différemment avec lui. Elle sait qu’elle a été trompée, c’est certain. Elle ne peut pas se voiler la face. Surtout pas maintenant que cela n’a plus d’importance. D’ailleurs, avec qui la tromperait-il ? Plus personne ne s’intéresse à lui depuis belle lurette ! Depuis qu’il a tant grossi, il a honte. C’est surtout pour cela qu’il ne sort plus. Quelle image les gens auraient-ils de lui ? Au mieux, ils le verraient comme un bon gros pépé. En effet, qui s’occupait de se demander ce que cela lui faisait, à lui, d’être vu de cette manière ? Personne. Tout le monde le trouverait normal, s’il se montrait dans la rue. Il a cessé de se distinguer : des comme lui, il y en a à la pelle. Qui peut se figurer qu’il peut avoir honte de son état ? Qui se souçie des états d’âmes, de la coquetterie d’un vieux monsieur ? La coquetterie des dames est bien ancrée dans les esprits. Il est normal qu’une femme n’ait pas envie de vieillir, de grossir, d’avoir des cheveux blancs, des rides… mais un homme doit s’en foutre. C’est dans l’ordre des choses. Bernard sait bien que personne ne pourrait comprendre qu’il souffre de son embonpoint de manière bien plus psychologique que physique, et qu’il est difficile pour lui d’admettre qu’il est désormais chauve. S’il disait tout cela au monde, le monde lui rirait au nez. Il préfère ne pas sortir, ne pas faire le fier. Il sait que ce n’est pas Jeanne qui lui posera des questions. Elle ne lui en veut pas plus de son embonpoint que de sa calvitie, de ne jamais sortir non plus que de l’avoir trompée.
Car, même si Jeanne a assurément conscience d’avoir été trahie, il n’y a aucune rancune en elle. Les crises de jalousie, avec elle, il ne connait pas. Elle n’a pas plus fait de scènes à lui à chaque fois qu’il a découché, qu’au chien à chaque fois qu’il a pissé ou vomi sur le tapis du salon. Et pourtant, elle a l’air de bien aimer cette bête qu’elle ne regarde pas plus que lui. Sans doute l’aime-t-elle également, à sa manière à elle. Bernard se rend compte que l’amour que Jeanne éprouve ou non pour lui l’inquiète bien plus qu’il ne se le laisse dire. Dans tous les cas, elle l’a respecté bien plus qu’il ne l’a jamais fait. Combien de femmes peuvent se vanter de cela, seulement de cela ? De toutes les femmes qu’a connues Bernard Léger, c’est bien celle-là la plus compréhensive, la plus indulgente, bref la moins gênante. Avec une autre, qu’aurait été sa vie ? L’adultère n’aurait pu être envisageable sans jalousies, sans cris, sans pleurs, sans coups, sans haine. Dans ces conditions, quel bonheur aurait-il pu trouver ? Jeanne l’avait laissé en paix aux moments où une autre lui aurait fait vivre l’enfer. Peut-être n’avait-elle pas provoqué son bonheur, mais elle y avait grandement contribué. Elle l’avait laissé vivre. Elle l’avait laissé libre. Et, au fond, c’était là son plus grand bonheur. Elle l’avait peut-être compris. Ce qu’il prenait pour de l’indifférence pouvait bien être, en réalité, de l’amour de sa part. D’une certaine manière, Jeanne avait sacrifié sa propre liberté pour qu’il puisse avoir la sienne. Non pas qu’elle en ait souffert, non, il ne le croyait pas. Elle n’avait jamais eu besoin de cette liberté là. Mais elle s’était engagée pour la vie avec un homme comme lui. C’était un risque qu’elle avait pris, qu’elle en eût conscience ou pas. Ce n’était pas cela l’important. L’important était qu’elle ait été capable de vivre ainsi pendant quarante ans, sans changer de comportement avec lui. Certes, elle paraissait lassée et indifférente, mais à bien y réfléchir elle avait toujours été ainsi. C’était en elle, comme le besoin de plaire était en Bernard.
Pour d’autres, l’attitude de Jeanne peut ressembler à de la résignation, ou bien de la lâcheté, ou bien du masochisme. Pour Bernard, cela relève de l’héroïsme. Tout est clair pour lui, maintenant. S’il est resté avec elle, c’est parce qu’elle était la seule qui pouvait lui permettre d’être heureux. Il la regarde d’une toute autre façon, à présent. Il ne ressent plus de pitié, mais beaucoup d’attendrissement, de reconnaissance pour cette femme. Il sait qu’il lui doit tout. Surtout des excuses. C’est même terrible. Il n’est qu’un minable. Jeanne, elle, n’a rien à se reprocher. Elle est blanche comme neige. Et dire que cinq minutes plus tôt, il lui en voulait pour son indifférence ! Il lui en avait voulu pour quelque chose qui lui avait été si utile et, qu’au fond, il méritait ! C’est bien un comble. L’indifférence de Jeanne n’avait jamais été pour lui, en réalité, une excuse pour la tromper. Il ne l’avait pas trompée parce qu’elle était ainsi avec lui, mais bien parce qu’il était comme ça. Le problème, dans l’histoire, ce n’était pas elle, mais lui seul. Il était facile de se débarrasser de toute responsabilité et de rejeter la faute sur elle, trop facile et injuste. Bernard ne veut pas être injuste. La vérité lui est désormais aussi criante que le silence de tout à l’heure. Il ne lui en veut plus de ne pas lui faire la conversation. Tout d’abord, il ne pense plus le mériter. Et puis, ensuite, Jeanne a-t-elle eu un jour d’autre choix que celui de se taire ? Certes, non. Il lui aurait suffi d’ouvrir la bouche une fois, une seule, pour provoquer son départ et ainsi le perdre pour toujours. Peut-être en avait-elle eu conscience. Peut-être même n’avait-elle pas eu envie de le perdre. Car, malgré tout, il est son compagnon. Un compagnon dont la légèreté l’a condamnée à un silence pesant.
Ce silence, ce n’est pas à Jeanne de le rompre, contrairement à ce que Bernard avait cru. C’est à lui-même de le faire. Mais comment, après quarante ans ? Il a une soudaine et oppressante envie de s’excuser, mais il ne parvient pas à déserrer les mâchoires. Quelque chose l’en empêche, consciemment. Le fait de se dire qu’elle ne va pas trouver ça normal. Et puis, diable ! Il est facile de s’excuser maintenant que tout danger est écarté ! Jeanne n’est pas idiote. Elle sait très bien que s’il ne sort plus, c’est parce qu’il a perdu confiance en lui. Que va-t-elle croire, s’il s’excuse maintenant ? Qu’il se raccroche à elle maintenant qu’il n’a plus le choix ? Elle va croire qu’elle est la cinquième roue de la charrette, et c’est tout ! Elle va se sentir rabaissée. S’il s’excuse maintenant, en réalité, il sait bien qu’elle ne lui donnera aucun crédit. Pis, il risque de lui faire du mal… et voilà tout ce qu’il aura gagné à faire ce noble geste. Bernard se désespère, réalisant qu’il est trop tard pour prendre une telle initiative. La vérité, c’est qu’il est dans l’impasse, et qu’il s’y est mis tout seul. Mais sa plus grande punition est de voir sa femme en subir également les conséquences. Elle ne dit jamais rien, mais cela ne l’empêche peut-être pas d’avoir mal.
Bernard se rappelle d’ailleurs, sans savoir pourquoi, des lapins que son grand-père élevait en clapiers. Ces petites bêtes silencieuses ne se mettaient à crier que lors de douleurs insupportables. Le reste du temps, lorsqu’il allait les voir, Bernard les trouvait bien monotones et inintéressantes, à grignoter leur mourron avec leurs grands yeux bêtes. Il leur préférait de loin les chiens et les chats. Un jour, le chat de la maison avait réussi à se saisir d’un lapereau qui avait dû s’échapper, on ne savait comment. Il s’était installé sur un muret avec son butin. Par curiosité, Bernard s’était approché pour voir de quoi il s’agissait. L’image du chat plantant ses crocs dans le cou du lapin glapissant de douleur lui revient en tête. Il s’était sauvé en courrant après avoir assisté à cette scène – il était encore gamin.
Il n’y a à priori aucun lien entre cette histoire de lapin et Jeanne. Cette scène lui est venue en tête en désespoir de cause, et n’a fait qu’augmenter son désespoir, justement. Il se trouve bien imbécile de penser à ces futilités, au lieu de chercher une solution à son problème ! Jeanne n’est tout de même pas un lapin ! Et c’est peut-être là tout son malheur, à bien y réfléchir. Car il est plus que probable qu’elle ne se mettra jamais à glapir. Sa douleur, si elle existe ; et Bernard est convaincu qu’elle existe ; est d’une toute autre ampleur. Il parvient même à se la représenter : c’est une douleur sourde et continue, qui prend possession totale de son hôte et le ronge jusqu’au fond du cœur et de l’âme. Elle rend impuissant. C’est cela qui est terrible. Jeanne ne peut y remédier. Mais lui ?
Voilà que le fardeau de la culpabilité, qui l’a épargné pendant quarante ans, lui atterrit soudain sur les épaules. C’est cela qui, depuis tout à l’heure, l’empêche de respirer. Quarante ans de culpabilité, c’est bien écrasant pour un homme de soixante ans qui croule déjà sous la graisse. Et voilà qu’il ne peut rien faire pour s’en débarrasser, les excuses étant désormais bien inutiles. Il est trop tard. Trop tard. Trop tard. Ces deux mots cognent dans la tête de Bernard au rythme de son cœur. Ils lui frappent la poitrine, le dos, les poignets, les tempes.
Il ne peut pourtant se résoudre à se taire. Il veut dire quelque chose à Jeanne, vite ! Au moins pour se soulager lui-même. Mais que dire ? Que dire ? La vérité, elle ne l’ignore pas. Il faudrait lui dire quelque chose qu’elle ignore, mais qui puisse être vraisemblable. C’est sans doute cela qu’elle a besoin d’entendre, la pauvre Jeanne. Oui, c’est cela.
Voilà qu’elle se lève pour débarrasser la table. Bernard retient son souffle. Il a la phrase au bord des lèvres, mais il s’impose quelque chose de stupide et de pénible : attendre le moment propice. Il sait que, pour une phrase comme celle-là, tous les moments se valent, mais il ne peut s’empêcher d’attendre. Il se laisse le choix. Ce sera cette seconde là ou bien la suivante. Jeanne vient à lui pour lui enlever son assiette : c’est ce moment là qu’il choisit. Il retient la vieille, petite main qui était sur le point de s’en aller comme elle était venue. Jeanne le regarde l’air grandement surpris, comme si elle le voyait pour la première fois. Elle n’a pas l’habitude de tels élans de sa part. Elle a donc, en effet, de quoi être surprise. Sur quoi Bernard prononce, en prenant soin de ne pas parler trop vite, ni trop fort :
« Tu sais, Jeannette… je n’ai jamais aimé que toi. »
Jeanne sursaute et retire précipitemment sa main, comme quelqu’un qui vient de se brûler. Elle demeure saisie un instant, pendant que Bernard retient son souffle. Il regrette déjà d’avoir prononcé cette phrase facile, toute faite… Il n’est même pas sûr qu’elle soit vraisemblable. Il a seulement pensé qu’elle serait la plus « appropriée » pour Jeanne, et qu’elle avait besoin de l’entendre. Il n’en est plus si sûr à présent, à voir la tête qu’elle fait.
Lentement, elle se détourne et marche jusqu’à l’évier. Elle y dépose la vaisselle puis fait couler l’eau pour un pré-rinçage inutile qu’elle s’impose pourtant tous les jours. Bernard sait que les lave-vaisselle modernes n’ont pas besoin de pré-rinçage, mais il la laisse faire comme elle l’entend. Il n’a pas le droit de faire une remarque, estime-t-il : s’il n’est pas content, il n’a qu’à mettre lui-même la vaisselle à laver. Evidemment, ces réflexions n’ont rien à voir avec ce qui préoccupe vraiment Bernard, mais il se les fait tout de même pour détourner sa propre attention du fond du problème. Et le problème est que Jeanne n’a rien répondu. Il est probable qu’elle ne l’a pas cru. Il est encore plus probable qu’il l’a prise au dépourvu. Peut-être qu’en réalité elle ne sait pas quoi dire. Peut-être cette déclaration inattendue a-t-elle eu pour effet de la plonger dans un mutisme encore plus profond. Bernard est désespéré. De guerre lasse, il soupire.
C’est alors qu’il entend Jeanne renifler. Il la regarde, abasourdi, s’essuyer les yeux avec ses mains mouillées. De là où il est, il la voit de profil. Il ne peut donc pas s’y tromper : Jeanne pleure. C’est la première fois que cela lui arrive. Du moins, devant lui. Il ne l’a jamais vue pleurer. Il ne l’en pensait pas capable.
Son cœur et sa gorge se serrent à la vue d’un si désolant spectacle. Dans sa tête, le chat redonne un coup de crocs dans la chair déjà écorchée du lapin. Ses glapissements lui vrillent le cerveau. Impossible de fuir, cette fois. Sa femme pleure. Il se dit implacablement qu’il aurait mieux fait de se taire. Elle ne l’a pas cru. Si elle pleure, c’est qu’elle ne l’a pas cru. Et, pis : il l’a probablement terrassée. En effet, qu’est-ce que cette révélation peut bien lui apporter, maintenant ? Il avait cru la soulager… peut-être bien qu’il s’est trompé. Il pensait bien plus à se soulager lui-même, en réalité, mais c’est peine perdue. Etre confronté ainsi au malheur de sa femme ne fait qu’alourdir son fardeau. Cela ne le lui a pas ôté.
C’est alors que Jeanne, contre toute attente, lui répond enfin :
« Mon pauvre Bernard… Mon pauvre Bernard, dire qu’il t’a fallu quarante ans ! »